« Maître corbeau, sur son arbre perché… » Chaque Français connaît la fable. Chaque entreprise et chaque propriétaire forestier sont toutefois en train d’en apprendre une autre, de gré ou de force, celle de « maître carbone ». De plus en plus, la comptabilité carbone s’immisce dans l’activité des entreprises et des forestiers, que ces derniers l’appellent de leurs vœux ou la subissent.
« Dans le cadre du sponsoring de plantations proposé par la Société Royale Forestière de Belgique (SRFB), de plus en plus d’entreprises demandent à obtenir des certificats carbone issus de projets forestiers. Satisfaire à cette demande demanderait à la SRFB et à ses membres de rentrer dans la « jungle » actuelle des certificats carbone. En effet, les offres de certificats carbone se multiplient et sont loin d’être équivalentes en termes de qualité, de robustesse, de garanties pour le propriétaire forestier et l’acheteur. Parcourir la « jungle » des certificats carbone mondiaux n’est donc pas aisé », remarque la SRFB, qui a entamé un état des lieux à l’attention de ses adhérents (1).
Elle reste néanmoins circonspecte. « Ce serait une vision un peu simpliste d’imaginer que les propriétaires transformeront leurs forêts en solution climatique par la perception de revenus pour l’application d’une sylviculture favorable à la séquestration du carbone. Cependant, l’idée simple de « rémunérer pour séquestrer plus de carbone » a l’avantage de pouvoir être communiquée facilement. Les entreprises soucieuses de compenser leur empreinte carbone, en recherche d’amélioration de leur raison d’être et souhaitant convaincre leurs partenaires de leur démarche vertueuse envers le changement climatique, sont disposées à financer ce processus. En supposant que les entreprises qui entrent dans ce type de convention avec les propriétaires de forêts ne se « verdissent » pas sur leur dos. »
ESG, la panacée ?
Le forestier comme le patron de PME, voulant améliorer ses revenus ou performances commerciales, se trouve emporté dans la logique carbone. Mais y a-t-il face au propriétaire transformé en « maître carbone », un renard prêt à lui enlever la souveraineté sur sa forêt ? Ou face au patron de PME soumis à une obligation de responsabilité environnementale, une banque ou un fonds d’investissement prêt à le discriminer selon sa comptabilité carbone ? Car celle-ci découle de la gouvernance sociale et environnementale – ESG, selon l’acronyme anglais couramment utilisé. Or pour certains, celle-ci s’apparente à une prise de pouvoir des banques et des fonds d’investissement, ceux-ci dictant leur propre politique, y compris aux collectivités voire aux États : aux États-Unis, plusieurs États ont d’ores et déjà signifié à Black Rock, l’un des plus grands fonds d’investissement mondiaux, qu’ils ne comptaient plus se soumettre à leur injonction d'ESG, qu’ils assimilent à une usurpation du pouvoir démocratique (2), et l'ont écarté.
Évidemment, le forestier est dans une situation différente de celle de l’entrepreneur mis en position d’être responsable au plan environnemental, puisqu’il est supposé être dans la situation avantageuse de pouvoir vendre ses crédits carbone à des entreprises soucieuses de compenser leurs émissions. Il n’en reste pas moins qu’il s’engage ainsi dans un processus complexe.
« Finalement, la mise en place d’une certification et de son suivi a un coût très élevé. Les forestiers ne percevront qu’une part congrue des moyens engagés. Pour mettre en place la certification du carbone forestier, il faut de l’énergie humaine, des relations publiques, de la formation, des législations, de la recherche et des consensus au niveau scientifique pour améliorer et valider les modèles de calculs ainsi qu’une démocratisation du prix des techniques type lidar et télédétection… Restons attentifs à ce que le soutien à la transition vers une gestion toujours plus durable reste bien l’objectif premier. »
Surtout, la non-cessibilité des crédits carbone fait d’ores et déjà débat, et si elle disparaissait – ce qui n’est pas du tout le cas pour le label bas carbone forestier en France –, il s’ensuivrait forcément une perte de souveraineté pour le propriétaire forestier.
Alternative
« Désormais, on peut mettre une valeur sur une forêt, sur des arbres qui sont debout ou morts. Avant tu bûchais (3) ou tu vendais ton terrain, il n’y avait pas d’alternative », expliquait mi-décembre la québécoise Dany Senay, de l’association Ecotierra, au journal de Montréal. « Au moment où se tient à Montréal la COP 15 sur la biodiversité, une forêt privée québécoise recevra ses premiers revenus issus du marché carbone pour avoir conservé ses milieux naturels », titrait celui-ci. « Une première au Canada ».
L’association Ecotierra vise à générer des crédits carbone de « haute qualité » et se veut très sélective quant aux forêts participantes et aux acheteurs de crédits. Elle a développé le projet Pivot, premier au Québec sous le standard VCS, internationalement reconnu, et premier projet groupé au Canada. Il vise à intégrer 15 000 hectares de forêt québécoise au marché carbone volontaire d’ici 2030. D’ores et déjà, dans une forêt communautaire privée, issue d’un don testamentaire, de 5 400 hectares – la forêt Hereford, « régénérée alors qu’elle était très très exploitée », d’après sa directrice Sylvie Harvey –, 800 hectares « autrefois surexploités » ont été mis en conservation. La forêt recevra sous peu son premier paiement issu des crédits carbone vendus. « Cette première ouvre la voie à l’ensemble des petits propriétaires forestiers québécois : organismes de conservation, municipalités, familles, groupements forestiers », s’est réjouie Ecotierra. « L’organisme de conservation veut accroître les surfaces protégées, notamment dans le sud du Québec », précisait le journal de Montréal.
Après les crédits carbone, les crédits carbone qualitatifs, donc. Toujours est-il que le marché des crédits carbone forestier, qui sourit à certains – puisque la certification et son suivi ont un coût très élevé, comme l’a souligné la SRFB – se développe à vitesse rapide. Même si les forestiers promus nouveaux « maîtres carbone » ne lâchent pas facilement leur forêt, ils y viennent, poussés par le monde financier.
L’annonce de rareté pourrait en outre dynamiser le marché du carbone. Or les annonces dans ce sens se multiplient, notamment en Scandinavie.
(1) Les principaux résultats de l’étude réalisée par la SRFB ont été publiés dans le numéro de novembre-décembre de sa revue, Silva.
(2) Des témoignages de gouverneurs d’États américains ont été recueillis dans le documentaire produit par Epoch TV et sorti en novembre 2022 « The shadow state ».
(3) Expression québécoise pour « exploiter ».
Moins de carbone forestier
Les données préliminaires de 2021 de l'Agence suédoise de protection de l'environnement ont révélé une chute du stockage net de carbone de 30 à 25 millions de tonnes d'équivalent dioxyde de carbone. Le représentant de la Suède auprès du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), le professeur Markku Rummukainen, a indiqué à un journal suédois que le puits de carbone de la Suède reste important, mais a connu une forte diminution dont l’enrayement dépendrait de l'arrêt de l'augmentation de l'exploitation forestière. La restauration des zones humides et la prévention des coupes à blanc seraient d'autres éléments importants de la solution.
Un rapport publié le 21 décembre 2022 par l’Institut des ressources naturelles de Finlande a confirmé que le secteur de l’utilisation des terres en Finlande est passé d’un puits de carbone à une source d’émissions. Le puits de carbone des forêts finlandaises a plus que diminué de moitié en raison de l’intensification de l’abattage et du ralentissement de la croissance, explique l’Institut.
Alors que l’abattage s’est intensifié depuis les années 1990, les forêts ont grandi plus rapidement, séquestrant le dioxyde de carbone de l’atmosphère pour alimenter leur croissance, jusqu’à ce que leur croissance commence à ralentir en 2014.
Le ralentissement de la croissance est attribué à différents facteurs, principalement liés à la biologie des pins, qui représentent près de la moitié des arbres en Finlande. Dans le nord de la Finlande, les forêts de pins âgées de 61 à 80 ans occupent la plus grande superficie et sont celles qui croissent le moins vite. Ainsi la structure par âge des forêts devrait inhiber la croissance forestière jusque dans les années 2030, estime l’Institut. Un rebond vers des taux plus élevés qu’aujourd’hui n’est pas attendu avant les années 2040.
Mais il est estimé aussi que la structure par âge des forêts n’explique qu’environ un cinquième du déclin de la croissance.
La croissance a également ralenti en raison du manque d’humidité du sol, en particulier pendant les étés secs de 2018, 2019 et 2020. La quantité d’humidité du sol dépend, par exemple, du moment de la fonte des neiges.
Une autre raison est la reproduction : en 2020, dans le nord de la Finlande, le rendement en cônes était le cinquième plus élevé depuis 1979. Des études antérieures ont montré que la croissance en volume des pins diminue généralement de 10 à 20 % les années où le rendement en cônes est élevé, car les arbres exercent leur énergie sur la production de cônes plutôt que sur la croissance.
La quatrième raison du ralentissement de la croissance des forêts de pins est l’éclaircissage agressif, selon l’Institut. Bien que l’éclaircie puisse fournir à un arbre individuel plus d’espace, de lumière et de nutriments pour pousser, elle a un impact négatif sur la croissance de la forêt dans son ensemble. Or, alors qu’il y a quelques décennies, l’éclaircissage impliquait l’abattage d’environ 30 % des arbres, le pourcentage était d’environ 40 % en 2021.
Les analyses qualitatives des coupes d'éclaircies révèlent également que près de 25 % des forêts ont été éclaircies de manière trop agressive ces dernières années, contre moins de 10 % au début des années 2000, selon l’institut finlandais.
Il est estimé que la Finlande devrait actuellement tomber de 50 à 80 millions de tonnes de dioxyde de carbone en deçà de l’objectif de puits de carbone qui lui a été imposé par l’UE pour 2021-2025. Si l’objectif n’est pas atteint, le pays devrait avoir recours à des unités de compensation ou réduire ses émissions dans d’autres secteurs de l’économie !
Dans l'Estonie voisine, non seulement le secteur de l'utilisation des terres, mais les forêts elles-mêmes seraient devenues des sources nettes de carbone, en raison d'un abattage excessif (y compris en zones Natura 2000, provoquant des procédures d'infraction de l'UE), pour répondre à la demande incessante de granulés de bois : l'Estonie dépasse actuellement la Lettonie en tant que plus grand exportateur de granulés de bois en Europe.
Cette baisse de la capacité des forêts à absorber le dioxyde de carbone prend au dépourvu, quand bien même des chercheurs s'attendaient à ce que les forêts de l'UE stockent au moins 18,7 % de carbone en moins qu'au début des années 2000.
Les injonctions paradoxales des instances internationales et européennes en direction de la forêt, censée fournir matériaux, carburants et jusque-là énergie renouvelable tout en étant censée être moins récoltée promettent des turbulences, surtout en ces temps de changement de paradigme énergétique.