Les mots manquent pour exprimer la peine d’avoir perdu Maître Michel Lagarde. Ce sont non seulement ceux qui l’ont côtoyé ‒ il a enchanté de si nombreux élèves, aidé de si nombreux forestiers ‒ qui éprouvent durement sa perte, mais tout le monde de la forêt.
En effet, comme le rappelle Jacques Militon qui était directeur délégué de l'École nationale du Génie rural, des Eaux et des Forêts (ENGREF) de Nancy à l'époque où Michel Lagarde y enseigna, « il a beaucoup œuvré pour mettre le droit à la portée de tous les forestiers ».
C’est avec très grandes simplicité et bienveillance et une passion communicative ‒ en un mot avec l’ humanité qui le caractérisait ‒ qu’il se présentait aux autres, ne faisant pas cas de son immense savoir. Il aurait pu s’en prévaloir, car, ainsi que l’exprime ici Jacques Militon, son œuvre se situe dans la ligne des grands juristes forestiers du XIXe siècle, Édouard Meaume et Charles Guyot.
Docteur d’État en droit, ancien professeur de législation forestière à l’Engref, Michel Lagarde était avocat à la cour et maître de conférence à l’université de Pau et des pays de l’Adour au moment de son décès prématuré le 18 janvier 2024, alors qu’il était âgé de 66 ans. Durant des décennies, en marge de ces activités professionnelles qui le passionnaient, il travailla à faire connaître le droit forestier par l’intermédiaire de nombreux ouvrages et publications, dont son Code forestier commenté en trois volumes ne fut pas le moindre.
Ses passions étaient aussi plus vastes, rappelées ici par Marie-Stella Duchiron, qui fut son élève avant de devenir son amie de toujours, et fut inspirée par Michel Lagarde dans son choix de devenir docteur en sciences forestières l’ayant conduite, plus tard, à devenir la spécialiste de la sylviculture d’écosystème.
« Sous ses mots, le droit prenait vie », comme l’exprime Marie-Stella Duchiron. C’est ce qu’ont pu découvrir les lecteurs de La Forêt Privée au fil des saisons, depuis 1985.
Grâce à lui, le droit aidait la vie, pourrait-on dire aussi. Pascal Obstetar et Jean-Noël Cabassy, présidents de l’ONGE Forestiers du Monde rendent ici à Maitre Michel Lagarde un vibrant hommage, tout en exprimant leur gratitude.
Il est certain que chaque lecteur de La Forêt privée se souvient des réflexions pleines d’humour et de profondeur philosophique qui parfois émaillaient ou venaient conclure les propos juridiques d’une absolue précision des articles de Michel Lagarde. Supplément d’âme qu’il nous offrait.
Passionné de poésie et de littérature Michel Lagarde nous faisait par ailleurs toucher à l’esprit des œuvres dans ses notes de lectures forestières. Reçue quelques mois avant qu’il nous quitte, la dernière de ces notes « C’est là qu’il fait bon vivre, dans la nature, avec Ivan Tourgueniev », parut le mois même où il s’en alla. De façon bouleversante, elle se terminait par ces mots : « Adieu, donc, lecteur ».
Adieu Maître Michel Lagarde.
Fabienne Tisserand
Libre propos
Lors de l‘ouverture de son site internet (www.droitforester.com), Michel Lagarde a publié un libre propos qui exprime le niveau de sa rigueur et de son humilité tout en donnant à percevoir la nature du droit. Nous le reproduisons ici. Les centaines d’articles qu’il a publiés dans La Forêt Privée font partie de l’œuvre immense qu’il nous a laissée, et la revue éprouve une grande fierté pour ce trésor édité au fil de ses numéros.
Je travaille depuis 1980 sur cette matière, et pour la première fois je commence à mettre sur le net une partie de mes publications écrites. Le reste viendra progressivement.
Le droit est à l'image de la balance de la justice. Il permet d'équilibrer les rapports de force sociaux. Là où le droit n'existe pas, il n’y a place que pour la force et l'arbitraire. Depuis notre thèse, nous avons constamment œuvré dans ce sens, démocratique et respectueux du citoyen.
Le droit forestier pendant le XXe siècle est largement tombé en déshérence. Le XXIe siècle marquera-t-il un changement ? Puisse ce site, et notre modeste œuvre, y contribuer.
Visiteur de ce site, tu as sans doute une préoccupation sociale à résoudre, une question à poser, un litige à régler. Plus tard, au-delà de ce besoin, puisses-tu entrevoir aussi l'architecture de ce droit qui puise dans le fond des siècles. Puisses-tu en voir une certaine beauté à travers sa constance.
Quoi qu'il en soit, bonne visite, et peut-être à bientôt ?
Remarque juridique :
« Tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à la réparer ». Ce très célèbre article du Code civil (art. 1382), rappelle à tous ceux qui écrivent en droit leurs responsabilités.
On ne publie pas un article ou un livre en droit, comme on le fait en littérature ou en sciences. La législation établit des droits et des obligations ; commenter la loi génère aussi une responsabilité particulièrement lourde de celui qui se trompe.
On citera ici, (notre métier d’enseignant professionnel nous y pousse), un jurisconsulte forestier du 20e siècle, Camille Vigouroux, qui rappelait à l’occasion de la codification du code forestier de 1952, l'illustre Boileau :
« Son exemple est pour nous un précepte excellent.
Soyez plutôt maçon, si c'est votre talent,
Ouvrier estimé dans un art nécessaire,
Qu'écrivain du commun et poète vulgaire.
Il est dans tout autre art des degrés différents,
On peut avec honneur remplir les seconds rangs ;
Mais, dans l'art dangereux de rimer et d'écrire,
Il n'est point de degrés du médiocre au pire ».
Pour le citoyen non juriste, comment être efficace ? Bien sûr, une fois le dommage causé, des actions en responsabilité devant les tribunaux sont toujours possibles, et parfois fructueuses. Mais que de temps perdu, et de passions humaines déployées inutilement ! Mieux vous prévenir que guérir !
Or si la critique est aisée, l’art est difficile. Car notre droit est parvenu à un tel point de complexité , que seuls les juristes spécialisés ont le moins de malchances de commettre une erreur.
Alors, l’usager étant prévenu, il lui reste à trouver de tels juristes, faisant confiance aux diplômes spécialisés, aux travaux réalisés, à l’œuvre, et au temps qui élague les moins bonnes branches.
***
C’est dans ce contexte que nous ouvrons sur le net une partie de nos publications écrites depuis 1980 jusqu’à ce jour.
Nous le faisons avec la fierté naturelle de l’œuvre faite, et aussi l’humilité de l’homme qui sait l’impossibilité d’être exhaustif en dépit de l’écoulement des décennies, et nous souscrivons à la remarque d’Edouard Meaume, professeur à l’Ecole Impériale Forestière :
« Quel est le jurisconsulte qui peut avoir la ridicule prétention de ne se tromper jamais ? La perfection n’est pas du domaine de notre nature, et le domaine de la discussion est infini » .
Dans un tel cas, nous serons pleinement responsable.
Michel Lagarde
Une œuvre immense, une œuvre d’engagement
Par Pascal Obstetar et Jean-Noël Cabassy
Le 18 janvier 2024, Michel Lagarde nous quittait brutalement au seuil de sa retraite.
Quand Michel Lagarde en 1980 est entré en thèse de doctorat d’État en droit, il a volontairement choisi comme sujet, le régime forestier. Son directeur de thèse, éminent spécialiste du droit de l’urbanisme, lui a dit qu’il n’y avait rien sur ceci à l’Université française, et que c’était un pari risqué.
Michel Lagarde a tenu ce pari, et c’est à l’École forestière de Nancy qu’il a pris possession des œuvres magistrales du passé déjà lointain (XVIIIe siècle, XIXe siècle). De ces hautes futaies, il a tissé une thèse actualisée qui a été couronnée par l’Académie d’agriculture de France.
Depuis, il a négligé toute autre considération sociale pour approfondir le droit forestier dans tous ses aspects, depuis le champignon forestier jusqu’au premier Code d’agroforesterie (de Mayotte). Et même une méthode pour l’élaboration des codes forestiers nationaux.
Il y faut simplement une passion inlassable. De plus la conviction de l’État de droit, que la forêt sans le droit, c’est la jungle du plus fort. Pour cela, au cours de sa vie, il a élaboré un code forestier commenté, sous trois versions successives dont la dernière fait plus de deux mille pages.
Que personne, ou presque, ne s’intéresse à ses travaux, ne l’a jamais préoccupé. La seule idée de prolonger l’œuvre des juristes de Louis XIV, de prolonger l’héritage reçu lui a toujours suffi. La perfection de la recherche, la différence entre les bois morts et les morts-bois portent en elles leur récompense intellectuelle, et leur saveur d’autrefois.
À l’approche de sa retraite, il nous avait confié la grande satisfaction personnelle d’avoir élaboré une œuvre immense en droit forestier, qui rivalise sans déparer, celle d’Edouard Meaume en 1840, éclairée du latin.
On pourrait l’accuser d’être un de ces savants de jadis dans sa tour de chêne (d’ivoire). C’est méconnaître l’esprit de ce chercheur forestier.
D’abord en fréquentant bien des homologues étrangers, notamment européens, il s’est rendu compte, et a bien peur d’être le seul à le savoir, que la France dispose ici du plus bel héritage de droit forestier du monde. Si l’on savait !
Ensuite, le hasard l’a conduit dans l’Océan indien où appliquant Montesquieu et l’Esprit des Lois, il a élaboré une Ordonnance de l’article 38 de la Constitution, en partant du fait et des hommes, en une terre d’islam. Et s’il a été contredit par Paris, ce n’est qu’en vertu du centralisme gouvernemental ne voulant pas trop de différences. Il a dû donc revoir avec regret sa copie.
Bien sûr l’importance de son œuvre l’a fait connaître ailleurs, et depuis, il avait constaté que quelques thèses notamment en Grèce, s’inspiraient directement de ses travaux.
Récemment, prenant en main et à cœur la dernière thèse de sa vie de directeur de thèse, il participait étroitement à une thèse qui fera date au Congo RDC et mondialement pour avoir identifié ceux qui ravagent la forêt, le sol, les eaux, les tourbières. De plus et surtout proposait la réforme des institutions judiciaires qui s’impose pour réprimer ces atteintes à l’écologie. Ce pays ravagé et convoité pourrait devenir un modèle ; une nouvelle élite le souhaite.
Ces principes de lutte de l’État de droit forestier, il les a appliqués, lorsque devenu avocat, il a pu directement agir au cas par cas, en France, pour lutter contre les appétits des lobbies industriels, et en obtenant souvent gain de cause. Ceci pour l’amour de la forêt, et de la légalité. La Martinique s’est vue ainsi rectifiée d’une lourde erreur de codification, et un décret du Premier ministre annulé pour atteinte à la loi Chauveau de 1922.
L’arbre a semé des graines. Dans le bassin du fleuve Congo s’amorce une nouvelle école du droit de l’écologie forestière. Michel Lagarde en était très heureux ; dans l’intérêt aussi des populations qu’il ne faut jamais oublier.
Michel Lagarde avait rapidement rejoint l’ONGE Forestiers du Monde fondée en 2003 au regard des valeurs qu’entend porter et partager cette ONGE avec laquelle il a mené de nombreuses saisines jusqu’à saisir le Conseil d’État animé de l’espoir que ces magistrats apprennent eux aussi le droit forestier pour en rappeler les fondamentaux au nombre desquels la conservation de l’état boisé.
Plus qu’un éminent juriste, Michel était devenu un ami. Les forestiers et la foresterie sont en deuil. Ils perdent avec lui un allié intègre et infatigable, passionné de forêt et de poésie.
Il méritait d’être promu au grade de Chevalier de la Légion d’honneur, immense honneur demandé mais jamais accordé du fait de l’ignorance de l’importance de son œuvre au service de la forêt française et du rayonnement international qu’il donna à son engagement pour inspirer moults travaux de protection juridique des forêts. Il donnait également, au travers de son engagement, tout son sens à l’esprit fondateur de l’ONGE Forestiers du Monde. Elle lui doit ce qu’elle est devenue aujourd’hui.
D’André Malraux, il avait très tôt admiré la maxime « Que m’importe, ce qui n’importe qu’à moi ». Il a toujours appliqué cette règle, commentant l’ordonnance de 1669, dans un monde qui oublie ses racines.
Peu importe, l’arbre continue à pousser vers la lumière.
Les grandes œuvres de droit forestier
« Conférence de l’Ordonnance de Louis XIV sur le fait des Eaux et Forêts ... depuis l’an 1115 », De Gallon, 1752.
« Commentaire sur l’ordonnance des Eaux et Forêts du mois d’août 1669 », Jousse (magistrat), 1772.
« Commentaire du Code forestier de 1827 », Édouard Meaume (professeur à l’École forestière, avocat, magistrat), 1856.
« Cours de droit forestier », Charles Guyot (professeur et directeur de l’École forestière), 1908.
« Commentaire critique du Code forestier, décret du 29 octobre 1952 », Camille Vigouroux (haut fonctionnaire forestier), 1953.
« Un droit domanial spécial, le régime forestier. Contribution à la théorie du domaine » (thèse), Michel Lagarde (universitaire, avocat, ancien professeur à l’École forestière), 1984.
« Memento de législation forestière », « Cours de droit forestier Nancy ENGREF », Michel Lagarde 1990.
« Mémoire pour servir à la compréhension de la loi forestière du 9 juillet 2001 », Michel Lagarde, 2002.
« Code forestier pratique en trois volumes, 1 Dispositions générales. 2. Forêts publiques. 3 Forêts privées », Michel Lagarde, 2015-2018.
Michel Lagarde est l’auteur de nombreux autres ouvrages. La synthèse de tous ses écrits, articles et livres depuis 1984 est synthétisée dans son livret « B.LF. Bibliothèque de législation forestière ». La sélection des principaux ouvrages de doctrine forestière est le fruit de son expérience.
Dans la ligne des grands juristes forestiers du XIXe siècle
Par Jacques Militon
Michel Lagarde a beaucoup œuvré pour mettre le droit à la portée de tous les forestiers. Sa disparition prématurée m’attriste profondément. En qualité de professeur de droit forestier dans les différentes formations d’ingénieurs et de mastère de l’École forestière de Nancy, il savait passionner les élèves malgré l’aridité de sa discipline. Les cours se terminaient souvent très tard pour le plus grand intérêt des élèves.
Sa passion d’expliquer et de justifier les spécificités du droit forestier était toujours convaincante. Les forestiers lui doivent notamment un code forestier commenté, une bibliographie de droit forestier impressionnante par son exhaustivité et nombre d’articles dans La Forêt Privée.
Ses compétences reconnues sur le plan international l’ont amené à intervenir en Asie et en Afrique. Son œuvre se situe dans la ligne des grands Juristes forestiers du XIXe siècle, Édouard Meaume et Charles Guyot.
Michel était un être hors du commun
Par Marie-Stella Duchiron
Il maniait la tronçonneuse comme la plume ou le pinceau (pour ses poèmes et ses enluminures), ses pensées venant irriguer sa tête telles un geyser, et oxygéner le cerveau de ses interlocuteurs. Au cours des longues marches que nous faisions dans les Vosges lors de ses semaines de cours à l’ENGREF-Nancy, nous échangions sur tous les sujets : il avait toujours une idée géniale et désopilante à exprimer. C’était un archéologue de la pensée, creusant sans s’arrêter sur le sens profond des choses, des concepts, de la vie. Cela, il le vivait avec autant d’intensité que ses explorations spéléologiques dans ses montagnes tant aimées des Pyrénées. Dans cet élan, il s’était plongé depuis quelques années dans la culture sociétale (son site : www.culture-societale.com) créant une véritable encyclopédie pour mettre à la portée de tout un chacun des informations et des notions sur tous les sujets de la société. Jamais son esprit ne s’arrêtait !
C’était un humoriste et un comédien. Sous ses mots, son regard perdu dans une dimension infinie, avec un éclat espiègle, le droit, discipline pourtant souvent insipide, prenait vie et les lois s’animaient devant nous et devenaient même hilarantes. Il terminait alors ses explications, narrations ou réflexions dans un éclat de rire très communicatif. Une des premières choses qu’il ait dites dans ses cours, était qu’il existait le gène du criminel. Après les cours, nous réfléchissions longuement à comment tout cela pouvait fonctionner lors du brassage génétique. Ce qu’il m’a fait découvrir avant tout, c’est que, dans le Code napoléonien, les lois ont été conçues pour protéger les hommes et non pour les condamner.
Amoureux des bonnes choses comme des belles choses, il m’entraînait dans les restaurants gastronomiques réputés de la Lorraine. Au téléphone, l’avant-veille de sa mort, il m’a même rappelé les délicieux desserts que nous avions pris 35 ans plus tôt, dans un de ces fameux restaurants !
Sa quête du sens de toute chose l’entraînait dans des réflexions philosophiques si fortes qu’il en atteignait parfois la mystique. Ainsi, un jour, au détour de ses sentiers intellectuels, il s’exclama avec force de conviction : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de nous ! » Il aurait été capable d’ébranler un rocher par la seule puissance de sa pensée.
D’un naturel à la fois très curieux des nouveautés et aussi très généreux, il n’hésitait pas à se pencher, gratuitement ou en échange de pots de confiture, sur des dossiers complexes de clients désemparés.
Michel était un artiste unique en son genre, d’une créativité étonnante et débordante, un de ces êtres qui marquent pour la vie les esprits et, osons le dire, une civilisation. Il a marqué le Droit forestier français, l’a fait avancer et l’a mis à la portée de tous.
Michel a donné sa vie pour ce qu’il aimait, jusqu’à son dernier souffle. Aussi ses cendres reposent-elles en partie au pied de sa glycine préférée qu’il avait chaque année taillée avec amour (il possédait une quantité phénoménale de variétés).
Merci, Michel, pour toute la beauté intellectuelle et artistique que tu nous as laissée.