Dans les paysages du tout début du XXe siècle, il était une étonnante exception : une chênaie entre 1 200 et 1 500 m d’altitude. Il est facile de jouer au jeu des sept différences : en 1907, en dehors de notre canton, pas un arbre, des griffes d’érosion active, un bois clairsemé et rabougri, autour des champs (qui n’étaient pas des prés comme actuellement) des haies de peupliers d’Italie soigneusement ébranchés… Et, pourtant, même en mauvais état, le Cassaët était là, véritable témoin de forêts ailleurs disparues à cause, surtout, des incendies.
Une chênaie mise en défens en 1319
Le 19 juin 1319, était signée une charte pour l’organisation de l’espace entre les communautés qui forment la Vallée de Barèges et dont Gèdre fait partie. Les forêts y sont pâturables et défrichables (défrichement déjà très avancé à cette époque) à deux - petites - exceptions près. Ce sont les lignes 43 et 44 du parchemin qui parlent, déjà, du Cassaët, en vieux gascon bien sûr.
El Cassaet de Gedre el boscz qui es // de la Scala entro a Marsolartigua que sien bedatz per totz temps dab adetz acostumatz. (Source : arch. dép. Hautes-Pyrénées, I 192, lignes 43 et 44)
Soit, en français plus récent « Que le Cassaët de Gèdre et le bois qui s'étend // de la Scala jusqu'à Marsolartigua* soient mis en défens pour toujours sous peine des amendes accoutumées ».
Le bois du Cassaët devint ainsi un « bédat », toponyme toujours très fréquent dans le Sud-Ouest. Il provient du latin vetatum = défendu, c’est-à-dire interdit aux coupes et au pâturage. Il fallait une raison forte pour que le Cassaët soit ainsi protégé. En 1319, rien n’est dit des motifs de ce statut de protection. Il faut attendre un texte de 1604 pour que cela soit explicite mais voir le canton ne laisse guère de doute sur la raison d’être bédat.
15 avril 1604 : les raisons d’une telle mise en défens sont données
En 1604, des délits ont lieu au Cassaët. Protégés par la forêt, les habitants de Gèdre-Dessus, protestent auprès de la justice consulaire et expliquent :
[lesquels] comparants ont présenté une requête auxdits consuls tendant à ce que le Cassaët de Gèdre Dessus soit bédat, occasion que dans icelui se fait grande ruine par certains habitants dudit Gèdre et que, par ce moyen, les personnes, bordes et maisons viendraient à une totale ruine [à l’] occasion des grandes neiges qui se chargent aux hauts des montagnes, et étant ruiné ledit bois, ladite neige coulerait ; et pour éviter tel // [inconvénient, ont conclu par ladite requête à ce que inhibitions et défenses soient faites d’y faire leigne [bois] sec ou vert, soutrage ni autres choses]
On ne saurait être plus clair sur le rôle de protection du Cassaët. Les prescriptions de 1319 sont reprises, elles avaient donc été oubliées.
L’actuel statut officiel de « forêt de protection » a été créé en 1922. Étaient concernés « les bois et forêts dont la conservation est reconnue nécessaire au maintien des terres sur les montagnes et sur les pentes, à la défense contre les avalanches, les érosions et les envahissements des eaux et des sables ». Les défrichements y sont interdits, les coupes soumises à autorisation et l'exercice du pâturage n'est toléré que dans les parties déclarées défensables [1]. Ce sont exactement les raisons et les interdictions qui, le 19 juin 1319, avaient fait décider de classer le Cassaët de Gèdre comme un « bédat ». Le Cassaët est, pour nous, la première forêt de France à avoir obtenu ce statut de forêt de protection.
Le Cassaët malmené au XIXe siècle
La photo de 1907 montre bien l’état du bois. Si, en bas du canton, un noyau d’arbres assez grands est toujours là, le reste est un maigre « taillis assez complet de coudrier » indique l’inspecteur des Eaux et Forêts. Quant aux chênes de la futaie qui subsistait encore, ils faisaient alors « 30 cm de diamètre au plus ». Il est précisé que beaucoup ont été « émondés par les délinquants », c’est-à-dire que leurs houppiers avaient été en partie coupés pour servir de bois de chauffage, voire les feuilles utilisées comme fourrage pour les animaux.
Ainsi est bien illustré qu’au XIXe siècle, moment où la vallée de Barèges était réellement surpeuplée, des coupes avaient quand même lieu amenant le bois au bord de la ruine. Faut-il alors s’étonner que le 4 avril 1856, jour de Pâques, une avalanche ait pu traverser le bois ? Elle est restée dans les mémoires, emportant un berger et un troupeau. Elle ne fit pas plus de victimes, les autres habitants de Gèdre-Dessus étant alors à la messe.
Un beau conservatoire de biodiversité génétique des chênes
Aujourd’hui, les chênes et les hêtres montent jusqu’en haut du Cassaët et, en bas de pente, on peut admirer deux chênes atteignant près de 80 cm de diamètre. On voit toujours bien les déformations des houppiers qui avaient été émondés.
Ce statut protecteur de la seule chênaie de versant sud des Pyrénées françaises devait avoir permis la conservation d’une originale - voire originelle - diversité génétique. Pour notre part, intrigué par cette chênaie « de montagne », nous avions relevé des glands et des feuilles. Cela nous avait révélé trois espèces (rouvre, pédonculé et pubescent) et leurs hybrides. Ainsi, feuilles récoltées sous deux chênes voisins ne sont pas de la même espèce !
Une analyse génétique a été réalisée par l’unité BioGeCo de l’INRA de Bordeaux [2]. Elle prouve que la composition du mélange est bien plus compliquée que ce que feuilles et glands nous avaient montré. Ces travaux ont permis d’affecter des chênes à telle ou telle espèce :
Dans une population très mélangée avec 23 % d’individus hybride, on trouve des gènes de quatre espèces de chêne avec une majorité de rouvre. Il n’a pas été trouvé de tauzin pur, seulement ses traces génétiques dans quatre arbres ce qui, en fait, n’est pas une surprise. En effet, en 1907, La Hamelinaye y voyait « des chênes tauzins ou rouvres, assez espacés ». Il faut savoir qu’entre 1910 et 1911, sous de violentes attaques parasitaires de l’oïdium du chêne [3], Quercus pyreanica (le chêne tauzin) a disparu de la plus grande partie de son aire de répartition d’alors, cette espèce y étant très sensible. Ses chromosomes auraient été conservés dans des hybrides, sans doute moins sensibles.
Conclusion
Il n’y a pas de trésors botaniques qu’en haut de la vallée du Campbieilh [4] puisque, dès son départ, il est possible d’admirer une rarissime population de chênes, la nature se moquant souvent des classifications des botanistes. Ils produisent tous des glands et, pour l’écureuil aussi, la taxonomie – science de la classification – est indifférente. C’est grâce à un statut de protection mis en place en 1319 que les botanistes peuvent encore, eux, s’émerveiller sur la complexité génétique du petit bois du Cassaët de Gèdre. 704 ans après, ce rôle protecteur est toujours celui assigné par l’Office National des Forêts.
* Bois au-dessus des gorges du gave de Pau, alors franchies par un « escalier » (scala) taillé dans la roche. La fin du mot prouve que cet endroit avait déjà été défriché puisqu’une « artigue » est une zone défrichée.
[1] C’est-à-dire où les jeunes arbres sont devenus « hors de la dent du bétail ».
[2] Alberto F., Niort J., Derory J., Lepais O., Vitalis R., Galop D., Kremer A. – 2010, Population differentiation of sessile oak at the altitudinal front of migration in the French Pyrenees. Molecular Ecology, 19, 2626-2639.
[3] Ce champignon du feuillage donne à ce dernier un aspect blanc feutré. Il est, bien sûr, apparenté à l’oïdium de la vigne.
[4] La liste des endémiques pyrénéennes parmi les plus rares y est en effet impressionnante. La vallée du Campbieilh, orientée est ouest, démarre de Gèdre par le canton Cassaët.
[5] Bois au-dessus des gorges du gave de Pau, alors franchies par un « escalier » (scala) taillé dans la roche. La fin du mot prouve que cet endroit avait déjà été défriché puisqu’une « artigue » est une zone défrichée.