En raison d’une corruption chronique, les forêts albanaises sont livrées aux mains de marchands mafieux pratiquant le commerce illégal des bois à haute dose. En interdisant pour dix ans les coupes et les exportations de produits forestiers, le gouvernement espère endiguer le désastre écologique qui s’annonce. De leur côté, les artisans du bois souffrent d’une pénurie de matière ligneuse.
L’Albanie aimerait intégrer l’Union européenne. Mais, bien que la Commission européenne ait recommandé, le 29 mai 2019, l’ouverture de négociations préalables à une éventuelle adhésion, Tirana a encore beaucoup de chemin à parcourir pour devenir membre à part entière de l’Union.
La corruption endémique qui règne au sein de l’administration, notamment de la justice, n’est pas le moindre des écueils qui empêche son intégration. Ce fléau qui ravage le pays à tous les niveaux de la société albanaise n’épargne pas la filière bois, notamment son secteur amont. L’exploitation forestière illégale – et planifiée à grande échelle –, est un sport national dans un pays où fleurissent toutes sortes de systèmes mafieux.
La déforestation qui, ces dernières années, a pris une ampleur considérable en Albanie, résulte du trafic occulte des bois. Même les autorités reconnaissent la gravité d’une situation qui ne fait qu’aggraver la triste réputation du pays : «Les forêts couvraient 51% du territoire albanais avant 1990, contre 25% actuellement», déclarait le ministre de l’Environnement en 2016.
La même année, sans doute sous la pression de l’UE, le gouvernement de Tirana a décidé d’interdire pendant dix ans l’exploitation des forêts à des fins d’utilisation industrielle. Les exportations de bois sont également concernées par ce moratoire. Seules les coupes destinées au bois de chauffage à usage domestique sont autorisées après délivrance d’une autorisation de l’administration compétente.
Mobileri Erald exporte sur l’Europe
Cette mesure drastique provoque des conséquences non négligeables en aval de la forêt, secteur où les entreprises industrielles ou semi-industrielles de taille significative apparaissent très peu nombreuses. Parmi celles-ci, la société Mobileri Erald propose une qualité de fabrication s’approchant des standards européens. L’entreprise se situe à une quinzaine de kilomètres de Tirana dans une zone d’activités voisine de l’aéroport. Les responsables affirment réaliser eux-mêmes une grande partie des produits qu’ils commercialisent dans des ateliers où s’activent une cinquantaine de salariés. Une grande variété de meubles forme un catalogue complet visant les particuliers pour l’habitat, mais aussi les professionnels (hôtellerie, restauration, commerces, bureaux...) et les collectivités (écoles, administrations...).
Le mobilier issu de bois massif ou de carrelet abouté se compose essentiellement de chêne, merisier, et noyer. Une table de salle à manger dans cette dernière essence, très représentée chez Mobileri Erald et semble-t-il appréciée sur Tirana, pourra se vendre jusqu’à 700 euros sur le marché local. Pour le cas de mobilier à composants plus techniques, par exemple des chaises scolaires en hêtre multiplicintré, l’Albanais fera appel à un partenaire macédonien.
Une bonne partie de la production se fabrique sur commande pour une clientèle étrangère de proximité (Grèce, Kosovo, Montenegro), ou pour des destinations plus lointaines (Allemagne, Belgique, Royaume-Uni). Dans ce cas de figure, les clients conçoivent eux-mêmes le design des meubles manufacturés par Mobileri Erald. Par ailleurs, un éventail très large de mobilier bas et moyen de gamme, présenté dans un grand magasin d’exposition sur Tirana, s’adresse au marché domestique.
Viktor Nurce, menuisier-sculpteur albanais
De leurs côtés, les petits artisans supportent mal la pénurie de bois locaux consécutive à l’arrêt des coupes dans le pays. «Pour des petites unités comme la mienne, cette interdiction signifie que nous devons acheter des bois d’importation à des niveaux de prix qui dépassent nos possibili- tés financières», déplore Viktor Nurce. Ce menuisier-sculpteur du vieux bazar de Girokaster, une cité médiévale du Sud-Est de l’Albanie, semble regretter le passé. «Sous le régime marxiste d’Enver Hoxha, les forêts étaient bien gérées, le bois ne manquait pas. Puis la corruption a contaminé les politiciens. En 1997, un énorme scandale financier a mis les banques en banqueroute, c’était l’anarchie dans le pays. J’ai suivi ceux qui émigraient.»
À son retour de Grèce où il s’échine pendant 7 ans à amasser un petit pécule, Viktor Nurce s’installe dans sa ville natale et crée une fabrique de meubles. La petite affaire va compter jusqu’à dix salariés, ce qui n’est pas rien dans ce pays déshérité. «Malheureusement, un entrepreneur ne pouvait pas réussir proprement en payant normalement ses taxes et ses impôts à l’État. L’argent sale circulait à flots, il fallait passer par le système des pots de vin. Je ne l’ai pas accepté.» Las, en 2013 il a mis la clé sous la porte.
Photo : Viktor Nurce, artisan menuisier sculpteur à Girokaster.