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Louis de Froidour, inventeur du jardinage moderne au XVIIe siècle

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En 1685, à la toute fin d’une vie totalement consacrée à la forêt, Louis de Froidour écrivait qu’il pouvait « se donner cet honneur d’être le premier ou, pour mieux dire, le seul officier qui ait exactement visité les sapinières et trouvé les moyens de les bien ménager et de les bien régler » (1).

Pourtant, arrivant dans les Pyrénées, après 15 ans de fonctions forestières en Île-de-France, il n’avait encore jamais vu de résineux. Ce n’est que le 23 août 1667 qu’il vit ses premiers sapins et eut « grand plaisir à voir cette sorte d’arbres qui sont hauts de soixante, quatre-vingts et cent pieds, droits comme des flèches et sans branches qu’au houppier ».

Il notait surtout que « ces arbres ne viennent que de semence », en clair, ils ne rejettent pas de souche.
Les historiens des forêts résineuses de montagne qualifient de « père du jardinage » Etienne-François Dralet, Conservateur des Forêts au tout début du XIXe siècle et grand admirateur de Froidour. Ce dernier l’aurait-il précédé ? Nous allons montrer que c’était bien le cas et, plus étonnant encore, pour un jardinage étonnamment moderne.

Les sapinières sont à cultiver par pieds d'arbres

Pour Froidour, les sapinières devaient obligatoirement se cultiver « par pieds d’arbres », et non, comme paraissait l’obliger l’ordonnance de 1669, en y pratiquant des coupes par arpent. Dans les feuillus, après un passage en coupe où, à l’exception de quelques baliveaux, tout était coupé, le peuplement se reformait, presque à l’identique, par rejets de souche. Alors que dans les sapinières, Froidour affirmait : « serait dangereux d’en établir les coupes par arpent et à tire et aire et qu’il y aurait péril qu’il n’en reviendrait plus, du moins que par un très long cours d’années ainsi que l’expérience l’a fait voir en tous les lieux où l’on a fait de pareilles coupes ».

L’ordonnance de 1669 vient d’être promulguée et cette nature de coupe n’y est pas du tout prévue. Colbert, qui connaît – en très bien – Froidour depuis 1654, va lui demander de venir lui expliquer ce dont il s’agit. Le roi devait-il approuver les règlements (les cadres des plans de gestion) proposés par Froidour pour les sapinières des Pyrénées et celles de ce qui sera le département de l’Ardèche ?

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Une sapinière bien jardinée en Ardèche (gestion ONF)
Crédit photo : M. Bartoli

La rencontre entre Colbert et Froidour a eu lieu en novembre 1670. Au commissaire qui proposait carrément que l’ordonnance soit amendée, le contrôleur général explique que « Sa Majesté ne voulait pas souffrir que ladite ordonnance, qui avait été faite en toute grande connaissance de cause, reçût la moindre atteinte ».

Froidour fait admettre qu’il puisse discuter de ces questions avec un conseil comportant des « personnes qui avaient été employées à dresser ladite ordonnance ». Les arguments de Froidour sont assez clairs pour que Colbert, sans rien changer à l’ordonnance, « ayant examiné les règlements qu’ils avaient jugés à propos qu’on pouvait établir dans ces contrées qui étaient en quelque façon contraire à la disposition de cette ordonnance, trouva qu’il y avait lieu de les autoriser ». Un addendum à l’ordonnance était ainsi établi.

Les principes et les moyens du jardinage de Froidour

Devenu grand maître en 1673, Froidour n’a jamais rédigé un manuel de gestion des sapinières, comme il l’avait fait pour les forêts feuillues en 1668. Pour comprendre le jardinage imaginé par Froidour, les textes essentiels à connaître sont les règlements de 1670 approuvés et, plus encore, les arguments fournis en 1679 au parlement de Toulouse lors d’un procès contre les marchands de bois, prêts à se servir sans règles. Il lui fallait trouver un système pour prévoir des coupes dans les sapinières « qu’il appartiendra avec telle modération qu’elles puissent être entretenues à toujours ».

En d’autres termes, comment les aménager durablement. Et ce n’est pas parce que « jusqu’à présent l’on avait estimé que l’on ne pourrait y établir aucune règle ni mesure vue la difficulté de la situation desdites forêts » qu’il ne faut pas avoir une telle ambition.
Pour cela, et Froidour l’avait parfaitement compris, il faut fixer deux paramètres d’objectifs à long terme :
● les dimensions d’exploitabilité des produits ;
● et ce qu’il est possible (= la possibilité) d’exploiter chaque année comme arbres ayant atteint ces dimensions.
Ce sont là les deux mêmes « grands principes de gestion » des futaies jardinées – devenues « irrégulières » – que ceux aujourd’hui suivis (Alger, 2011) (2). Examinons-les un peu mieux.

Les dimensions d'exploitabilité

En mai 1679, le parlement de Toulouse était destinataire d’un cours magistral sur la sylviculture des sapinières. Pour les dimensions d’exploitabilité du sapin, Froidour distinguait trois niveaux qui croisaient fertilité et facilité de récolte. Chacune de ces dimensions se cachait derrière les produits (poutres, solives et chevrons) que l’on pouvait en tirer. Ils avaient des dimensions standardisées, il est possible de calculer (en les convertissant en unités actuelles) les diamètres à 1,30 m des sapins pouvant les fournir :

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Crédit photo :

Le langage de Froidour est bien plus imagé que celui d’un tel tableau !

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Dans un mémoire du 10 mai 1679, Froidour expose clairement les dimensions d'exploitabilité des sapins. Elles tiennent compte de la fertilité et de la vidange plus ou moins facile des arbres. Les produits que l'on peut en tirer s'en déduisent. (Source : Arch. dép. Haute-Garonne, B E&F Cges 477)
Crédit photo :

En 2009, les choix de l’ONF (3) pour les critères d’exploitabilité du même sapin ne sont guère éloignés de ceux proposés par Froidour à la fin du XVIIe siècle mais seule la fertilité est prise en compte.

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Diamètres d'exploitabilité optimaux
Crédit photo :

Pour l’ONF, ces dimensions peuvent être dépassées pour des arbres de « qualité exceptionnelle ». Pour Froidour, cela signifiait ceux destinés à faire des grands mâts, uniquement quand ils étaient faciles à exploiter. On ne peut qu’admirer la modernité théorique du jardinage prévu au milieu du XVIIe siècle, sa prise en compte des conditions d’exploitation des sapins étant même en avance sur notre temps.

Apprécier la possibilité de récolte

Pour pouvoir estimer une possibilité, il faut, aujourd’hui, réaliser un inventaire préalable des peuplements. De même, Froidour demandait que les sapinières soient « exactement visitées par les officiers de la maîtrise avec les marchands qui ont accoutumé d’y faire commerce et les consuls, syndics et autres plus expérimentés personnages des lieux, connaissant en fait de bois ». Les officiers devaient alors dresser « procès-verbal de la quantité et la qualité et grosseur des arbres ». Il s’agissait donc non seulement d’un inventaire des arbres et de leurs dimensions mais également de leur qualité, aspect essentiel de la gestion économique des peuplements encore trop peu utilisé : « Les officiers reconnaîtront exactement la quantité de pieds d’arbres propres à faire poutres ou madriers ou propres à faire bastards (2) et autres moindres bois qu’ils estimeront devoir être coupés en chaque année ».

Il faut également noter que les représentants des communautés ont explicitement leur mot à dire.
Comment Froidour envisageait-il de passer de l’inventaire à la « quantité d’arbres qu’on pourra couper annuellement sans dépeupler lesdites forêts et pour en entretenir les ventes à toujours » ?

La dimension devient un âge

Malheureusement, cela ne nous est pas connu car n’a pas pu être mis en œuvre de son temps. Pour des raisons liées, en Comminges, au fait que les officiers ne purent pas effectuer leur travail avant les années 1680, les marchands de bois poussant les autorités locales à ne pas reconnaître la maîtrise. En 1675, Froidour disait des officiers de l’Aude actuelle qu’ils étaient : « Peu versés dans la matière des Eaux et Forêts et n’avaient aucune connaissance de tout ce qui concernait les Eaux et Forêts de ladite maîtrise en particulier ».
Devenu grand maître pour toutes les forêts du Sud-Ouest (du Puy à Bayonne !), Froidour, dont l’état de santé commence à se dégrader, doit d’abord colmater tous ces trous dans l’administration des Eaux et Forêts. Il doit se rendre compte que son organisation pour obtenir une possibilité correcte sera très lourde à mettre en application. En 1673, pour régler les coupes des sapinières du Béarn (5), il va estimer très simplement une possibilité : la coupe « ne pourra jamais excéder le centième de sapin dont les montagnes de chaque communauté sont plantées [et il est défendu de] couper aucun arbre qu’il n’ait au moins cent ans ».

La dimension devient un âge, unité alors très souvent utilisée pour parler de grosseur en futaie, et l’inventaire consiste à compter 100 pieds et n’en couper qu’un, assez gros donc.

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En 1673, dans son règlement pour les forêts du Béarn, Froidour propose une possibilité très simple : couper un sapin sur cent. (Source : coll. B. Geny)
Crédit photo :

En 1950, Turc (6) montrait que ce principe d’organisation des prélèvements avait aussi eu lieu en Franche-Comté, mais en 1725 seulement et non pas pour un centième des arbres mais pour un cinquantième.

Épilogue


Si Froidour n’a pas fourni un moyen d’approche de la possibilité, l’idée est mise en œuvre. N’en donnons qu’un exemple : en 1756, pour la sapinière-hêtraie de Jézeau (Hautes-Pyrénées) le grand maître d’alors constatait qu’il était « bien éloigné de déterminer les coupes qui doivent être faites par pieds d’arbres. Il pensait que la fixation qu’on pourrait en faire de 500 pieds comme le propose le maître particulier est un moyen sûr de détruire les forêts ; cette fixation, qui paraît au-dessus de la possibilité des forêts, la force souvent ».


En 1820, soucieux, lui, du « succès des semis naturels » (7) Etienne-François Dralet réfléchissait au jardinage et en proposait des règles chiffrées, examinant « quelles sont les coupes qu’il convient de faire chaque année en furetant dans une forêt dont la population est de 150 grands arbres par hectare ». Cela tout en notant qu’il « est sans doute impossible de donner, à cet égard, une règle générale ». Le 2 août 1883, la Direction des Forêts publie sa célèbre note « relative à la détermination de la possibilité des futaies jardinées ». Ne croirait-on pas du Froidour quand on y lit :

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(Source : coll. B. Geny)
Crédit photo :

Puis, de la méthode du « contrôle » aux typologies des peuplements à chercher dans un triangle des surfaces terrières en passant par des normes de décroissance du nombre de tiges, l’histoire de la futaie jardinée n’est certainement pas terminée. Au XVIIe siècle, Louis de Froidour, en réel pionnier, en avait jeté les bases les plus permanentes.


(1) Nous ne fournissons pas ici les références de nos sources issues de manuscrits ou ouvrages rares.
(2) Alger E., Sapinières des Pyrénées, guide des sylvicultures. ONF, 2011, 146 p.
(3) Office national des forêts, Directives nationales d’aménagement et de gestion pour les forêts domaniales. ONF, 2009, p. 10.
(4) Le bastard était une pièce équarrie de 6,20 m de long et de 28 cm d’épaisseur.
(5) Bartoli M., Geny B., Un document exceptionnel : le règlement des forêts du Béarn de 1673, par Louis de Froidour. Pau et Béarn, à paraître.
(6) Turc L., L'aménagement des bois de sapin de Franche-Comté. Revue forestière française, 1950, 9, p. 445-457.
(7) Dralet E.-F. 1820 – Traité des forêts d’arbres résineux et des terrains adjacents sur les montagnes de la France. Toulouse, Vieusseux.

Magazine n°385

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