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Commentaire d'un contentieux de feu en Corse 1669-1830-2020

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Crédit photo ljo57 - stock.adobe.com
Voici quelques années en 2013, nous avions publié un article sur un arrêt rendu au XIXe siècle, et qui avait retenu l’attention du grand professeur de l’École forestière, Édouard Meaume. À la suite de celui-là figure sous la plume du même auteur, un autre arrêt dont nous allons rendre compte ici. Après la publication du premier article, un auteur et lecteur de haute volée, Michel Bartoli (grand spécialiste de Louis de Froidour), nous avait fait part de son étonnement à voir qu’on pouvait commenter une affaire jugée voici plus de cent cinquante ans de la même manière que de nos jours… il est vrai que le droit est durable, depuis au moins… le droit romain.

Donc pour ce qui est de la méthode, il va en être de même de la présente espèce. C’est qu’à la vérité, le Code forestier existe toujours, tout comme la forêt. Et même s’il a connu des codifications successives, l’essentiel de ses dispositions figure depuis 1827 au code de 2022, signe d’une constance exceptionnelle sinon unique. On trouvera dans l’ouvrage de Meaume, l’arrêt que nous commentons ci-dessous. Or donc, comme en 2013, voyons voir ce dont il s’agit, au niveau de Paris, la Cour de Cassation.

Les faits

Les faits se déroulent dans une commune de Corse du nord-ouest, à plus de 700 mètres d’altitude, Mausoléo. La commune compte à notre époque 17 habitants, et à l’époque des faits environ 140. La commune contient des prés (actuellement près d’un millier d’hectares). Au mois d’août 1828, trois paysans des lieux allument dans leur champ un feu. Celui-ci est situé à moins de cent cinquante mètres d’une forêt royale (= domaniale de nos jours). Le feu s’étend et s’empare de plusieurs « pin-larix » (= sans doute, le pin laricio) et est ainsi cause d’un incendie forestier, peu grave, mais qui aurait pu l’être. Ce faisant, ils sont cités à comparaître devant le tribunal correctionnel de Calvi, qui ordonne une expertise, donnant lieu à procès-verbal. L’expertise conduite par un garde à cheval, faisant fonction de garde général, accompagné d’un garde forestier, conclut à l’incendie de 17 pins, par un feu imprudemment allumé :

« Attendu, en fait, qu’un procès-verbal de visite des lieux, dressé par un garde à cheval, faisant fonction de garde général, accompagné d’un garde forestier, ledit procès-verbal rédigé en exécution d’un jugement du tribunal correctionnel de Calvi, en date du 4 octobre 1828, constate qu’un feu, par suite duquel 17 arbres essence de pin-larix ont été incendiés dans la forêt royale de Malaja, avait été imprudemment allumé par les nommés Renucci, Maestraci et Trojani de la commune de Mausoléo, à 150 m de la susdite forêt ».

La législation applicable en 1830

C’est d’abord l’article 148 du Code forestier :

« Il est défendu de porter ou allumer du feu dans l’intérieur et à la distance de 200 mètres des bois et forêts, sous peine d’amende de 20 à 100 francs ; sans préjudice, en cas d’incendie, des peines portées par le Code pénal, et de tout dommages intérêts, s’il y a lieu ».

C’est ensuite l’article 202 du Code forestier :

« Dans tous les cas où il y aura lieu à adjuger des dommages-intérêts, ils ne pourront être inférieurs à l’amende simple prononcée par le jugement ».

C’est aussi l’article 192 avancé par l’administration des Eaux et Forêts :

« La coupe ou l’enlèvement d’arbres ayant deux décimètres de tours et au-dessus donnera lieu à des amendes qui seront déterminées dans les proportions suivantes, d’après l’essence et la circonférence de ces arbres. Les arbres sont divisés en deux classes. La première comprend les chênes, hêtres, charmes, ormes, frênes, érables, platanes, pins, sapins, mélèzes, châtaigniers, noyers, alisiers, sorbiers, cormiers, merisiers et autres arbres fruitiers. La seconde se compose des aunes, tilleuls, bouleaux, trembles, peupliers, saules, et de toutes les espèces non comprises dans la première classe. Si les arbres de la première classe ont deux décimètres de tours, l’amende sera de un franc par chacun de ces 2 dm, et s’accroîtra ensuite progressivement de 0,10 franc pour chacun des autres décimètres ; Si les arbres de la seconde classe ont deux décimètres de tours, l’amende sera de 0,50 franc par chacun de ces 2 dm, et s’accroîtra ensuite progressivement de cinq centimes par chacun des autres décimètres ; Le tout conformément au tableau annexé à la présente loi. La circonférence sera mesurée à 1 m du sol. (Code forestier, 193, 194,198, 202.) ». (Suit un tableau comportant le tarif des amendes à prononcer par arbre, d’après sa grosseur et son essence).

C’est encore l’article 194 avancé par l’administration des Eaux et Forêts :

« L’amende, pour coupe ou enlèvement de bois qui n’aurait pas deux décimètres de tour, sera, pour chaque charretée, de dix francs par bête attelée, de cinq francs par chaque charge de bête de somme, et de deux francs par fagot, fouée ou charge d’homme. S’il s’agit d’arbres semés ou plantés dans les forêts, depuis moins de cinq ans, la peine sera d’une amende de trois francs par chaque arbre, quelle qu’en soit la grosseur, et en outre, d’un emprisonnement de six à quinze jours ».

Le tribunal correctionnel

Sur la base de ce procès-verbal, le tribunal correctionnel reconnaît les trois paysans coupables, et les condamne au titre du Code forestier, art. 148 et 202 :

« que d’après ce procès-verbal, le tribunal correctionnel, en déclarant les prévenus atteints et convaincus d’avoir, dans la dernière quinzaine du mois d’août précédent, allumé le feu à 150 m de distance de la forêt royale de Malaja, et causé l’incendie de 17 arbres, les a, par application des articles 148 et 202 du Code forestier, condamnés à l’amende de 20 Fr., et solidairement aux dommages-intérêts de 30 Fr. ».

La cour royale de Calvi

L’administration des Eaux et Forêts estime que le tribunal s’est trompé, donc elle fait appel. Il en va de même des prévenus, qui estiment qu’ils ne sont pas coupables.

La Cour royale de Calvi va juger au milieu, et dire que les prévenus sont coupables, mais modérément, et pas selon le système avancé par l’administration des Eaux et Forêts.

« [...] que, sur l’appel principal de ce jugement, interjeté par l’administration des forêts, en ce que le tribunal correctionnel aurait violé l’article 192 du Code forestier, fait une fausse application de l’article 148, et violé l’article 202, en prononçant des dommages-intérêts inférieurs à l’amende simple, et sur l’appel incident des prévenus, en ce qu’ils n’avaient pas été déchargés des poursuites d’une administration qu’ils voulaient faire condamner en leurs dommages intérêts, la cour royale de Bastia, en reconnaissant la vérité du fait principal déclaré constant par les premiers juges, et considérant qu’il ne résultait pas suffisamment du procès-verbal que les 17 arbres de la forêt incendiée par suite du feu allumé par les prévenus eussent deux décimètres de tours, a cru pouvoir se borner à les condamner à cinq francs d’amende et cinq francs de dommages-intérêts. »

La Cour de cassation

La Cour va passer en revue toutes les lois applicables.

Code pénal

À l’époque, comme aujourd’hui, le Code pénal contient des dispositions sur l’incendie forestier, comme par exemple de nos jours, l’article 322-6 c. p. :

« Article 322-6. « La destruction, la dégradation ou la détérioration d'un bien appartenant à autrui par l'effet d'une substance explosive, d'un incendie ou de tout autre moyen de nature à créer un danger pour les personnes est punie de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende. Lorsqu'il s'agit de l'incendie de bois, forêts, landes, maquis, plantations ou reboisements d'autrui intervenu dans des conditions de nature à exposer les personnes à un dommage corporel ou à créer un dommage irréversible à l'environnement, les peines sont portées à quinze ans de réclusion criminelle et à 150 000 euros d'amende ».

La Cour de Cassation écarte le Code pénal, c’est-à-dire une disposition citée par l’administration :

« si dans l’état des faits reconnus, et malgré l’incendie et le dommage considérable causé par une imprudence qui pourrait avoir des suites plus funestes encore, il n’y avait lieu à l’application de l’article 458 du Code pénal, puisque cet article n’est relatif qu’aux incendies résultant des feux allumés dans les champs à moins de 100 m des forêts ».

Code forestier, coupe ou enlèvement

L’administration des Eaux et Forêts se prévalait de l’article 192 du Code forestier.

Selon nous c’était une erreur, car cet article vise la « coupe ou l’enlèvement d’arbres ». Or il est très incertain de prétendre qu’un incendie équivaut à une coupe ou à un enlèvement (toutefois, peut-être sous le sens extrêmement large donné par les tribunaux à la notion d’enlèvement, cet argument aurait pu être défendu ; par exemple le simple fait de déplacer, de faucher, est un enlèvement, notion qui ne suppose pas une appropriation, mais un seul fait matériel (4)).

D’ailleurs, la Cour de Cassation juge à l’époque que :

« (il n’y a pas lieu à l’application… de l’article 192 du Code forestier, puisque en supposant qu’il fut légalement établi que les arbres incendiés eussent la circonférence déterminée par cet article, l’incendie involontaire de ces arbres ne pouvait être assimilé aux délits matériels et intentionnels commis par de coupables dévastateurs des forêts ».

Pour la même raison, que les arbres aient ou non deux décimètres de tour, était un fait indifférent à l’incendie.

« il n’y avait pas lieu davantage à appliquer aux prévenus la disposition de l’article 194 du même code » .

Port et allumage de feu à l’intérieur ou proximité des forêts

En l’espèce, c’était donc l’article 148 du Code forestier qui était applicable :

« Il est défendu de porter ou allumer du feu dans l’intérieur et à la distance de 200 mètres des bois et forêts, sous peine d’amende de 20 à 100 francs ; sans préjudice, en cas d’incendie, des peines portées par le Code pénal, et de tout dommages intérêts, s’il y a lieu ».

C’est en effet ce que la Cour de Cassation retient :

« que, cependant, la cour royale de Bastia, au lieu de prononcer contre les prévenus la peine portée à l’article 148, par suite d’une contravention prévue par cet article et légalement établie au procès, a cru… ».

Et c’est là qu’elle ajoute son point de vue personnel.

« … a cru pouvoir, lorsqu’il s’agissait de l’incendie de 17 arbres, et d’après une évaluation pour laquelle cette cour n’avait aucune base, se borner à condamner les prévenus à une amende de cinq francs, comme s’il s’était agi de deux fagots et demi de branches d’arbres coupées ou enlevées en délit, mais sans danger pour les arbres eux-mêmes ».

Elle juge donc que la Cour de Calvi, a bien jugé quant à l’infraction, mais mal quant au montant de l’amende. Qu’elle a pris le montant le plus bas (amende de 20 à 100 francs), alors que celui-ci ne devrait s’appliquer que pour les cas les moins dommageables à la forêt.

« en quoi ladite cour royale a commis un excès de pouvoir, fait une arbitraire et fausse application de l’article 194 du Code forestier, violé l’article 148, dont elle avait à faire l’application, et par suite de l’article 202 du même code ; par ces motifs la Cour casse…

Conclusion

Plusieurs enseignements peuvent être retirés de l’espèce.

D’abord, les faits les plus graves, l’incendie volontaire, relèvent aujourd’hui comme jadis du Code pénal :

Article L. 163-3 c. for. « Le fait de provoquer volontairement un incendie dans les bois et forêts est réprimé dans les conditions prévues par le Code pénal ».

On signalera ici une incohérence. Cet article du Code forestier parle de l’ « incendie dans les bois ». Cette tournure laisse supposer que le feu est allumé dans le bois.

Or, la formulation du Code pénal est autre. Par exemple, l’article 322-6 du Code pénal dispose : « Lorsqu'il s'agit de l'incendie de bois, forêts, landes, maquis, plantations ou reboisements d'autrui ». Cette formule autorise que le feu soit allumé en dehors de la forêt, il suffit que la forêt soit incendiée.

Ensuite, comme dans l’espèce, pour les feux allumés à proximité des forêts, l’article actuel L. 163-4 du Code forestier dispose :

« Le fait de provoquer involontairement l'incendie des bois et forêts appartenant à autrui, par des feux allumés à moins de 200 mètres de ces terrains, par des feux allumés ou laissés sans précautions suffisantes, par des pièces d'artifice allumées ou tirées, ou par tout engin ou appareil générant des matières inflammables ou de fortes chaleurs, est sanctionné conformément aux dispositions des articles 322-5, 322-15, 322-17 et 322-18 du Code pénal ».

On voit bien que par rapport à l’article 148 du code de 1827, la législation s’est densifiée. La distance a été portée à 200 mètres. Les faits infractionnels sont ainsi définis par le Code forestier, et les sanctions afférentes par le Code pénal.

En outre, et c’est l’apport essentiel de cette jurisprudence, il ne faut pas confondre l’infraction d’incendie forestier involontaire, avec les infractions de coupe ou d’enlèvement des arbres. L’administration forestière de 1830, fraîche émoulue de son code flambant neuf, était ici trop ambitieuse.

Enfin, ce qui avait été jugé en 1830, le serait en 2020. Le plus amusant est que le Professeur Édouard Meaume ajoute : « Sous l’empire de l’ordonnance de 1669 la Cour de cassation avait rendu un arrêt dans le même sens le 25 août 1809 ».

En cette matière de feu allumé à moins de 200 mètres ou 150 mètres des bois et forêts, les solutions sont les mêmes qu’en 1669 ! Il s’agit là d’une remarquable continuité… face à la mondialisation !

Bibliographie

Ci-dessous les articles en histoire du droit forestier publiés par Maître Michel Lagarde dans ces colonnes.

« Des parcs ou jardins clos dans la législation forestière, ou Le mur à l'assaut de l'arbre », La Forêt privée, 1990, n° 194, pp. 40 à 44.

« D'un bois de guerre : la bourdaine », La Forêt privée, 1992, n° 203, pp. 38 à 42.

« Histoire de la législation forestière : du droit de bandite, ou de la jouissance partagée des espaces naturels », La Forêt Privée, 1993, n° 211, p. 74 à 80.

« Histoire de la législation forestière : du flottage à bûches perdues », La Forêt privée, 1994, n° 217, pp. 23 à 32.  « Des châteaux, maisons et fermes sis à proximité des forêts dans l'ancienne législation forestière », La Forêt privée, 1995, n° 224, pp. 18 à 23.

« Histoire de la législation forestière : les morts-bois » La Forêt privée, 1996, n° 232, pp. 55 à 62.

« De l’arrachage des plants en forêt (au sujet d’un arrêt du conseil du roi du 17 janvier 1688) » La Forêt privée, 1997, n° 236, pp. 18 à 22.

« Histoire de la légis

lation forestière : l’arrêt du conseil d’État du roi du 3 mai 1720 ou de la protection des bords des voies terrestres au moyen de l’essartage, des fossés et des alignements d’arbres », La Forêt privée, 1998, n° 240, p. 47 à 53. « Histoire de la législation forestière : l’ouïe de la cognée », La Forêt privée, 1998, n° 244, p. 73 à 77.

« Histoire de la législation forestière. Des engagements du domaine forestier (histoire d’une privatisation) », La Forêt privée, 2000, n° 252, p. 74 à 82 (article incluant la reproduction du titre XXII de l’ordonnance de 1669, et d’un arrêt du conseil du Roi du 24 mars 1685).

« Histoire de la législation forestière. De la réserve de bois en faveur des communautés », La Forêt privée, 2005, n° 286, pp. 78 à 86.

« De l’esprit de chicane devant les Tables de marbre. Commentaire de l’arrêt du conseil du roi Louis XIV du 9 septembre 1692 qui fait défenses aux officiers de la Table de marbre de Paris, et à ceux des autres Tables de marbre de surseoir l’exécution des sentences pour délits », La Forêt privée, 2012, n° 327, p. 79 à 85.

« De l’enlèvement des ronces forestières » (analyse diachronique d’un arrêt des années 1830), La Forêt privée, 2014, n° 337, pp. 71 à 79.

« De l’eau au feu, ou de l’interdiction de port ou allumage de feux dans les forêts et à moins de 200 mètres des lisières, », La Forêt privée, 2013, n° 333, p. 74 à 77.

« Les grands juristes de droit forestier. Le Professeur Édouard Meaume de l’École forestière », La Forêt privée, 2015, p. 84 à 92.

« Des bandits de grands chemins dans l’ordonnance de 1669. De la contribution volontaire obligatoire ». La Forêt Privée, 2016, n° 351, pp. 77 à 80.

« Témoignage direct sur les charbonniers d’Ariège », La Forêt Privée, 2017, n° 354, pp. 79 à 85.

« Histoire de la législation forestière : de la compétence juridictionnelle des Eaux et Forêts en 1669, Commentaire du Titre I de l’ordonnance du mois d’août 1669 sur le fait des Eaux et Forêts », La Forêt privée, 2018, n° 361, p. 73-80 ; n° 362, p. 75-82.

Magazine n°385

Gestion forestière

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