« Les marchés européens des grumes et du bois d'œuvre sont à un tournant », écrivait le 3 mai Håkan Ekström (2), forestier suédois à l’origine, dirigeant de la société de conseil en industrie forestière (créée en 1987) Wood Resources International depuis 2003 (société ayant rejoint en 2022 ResourceWise). « Le commerce des grumes et du bois d'œuvre en Europe changera radicalement dans les années à venir, car les récoltes de bois en Europe centrale déclinent et les sanctions contre la Russie entraînent une chute des importations de produits forestiers », poursuivait-il. Les dommages infligés aux forêts par le scolyte de l’épicéa sont bien sûr pointés comme cause du déclin de la récolte par le spécialiste, une augmentation temporaire de la récolte, de la production de bois et de l'exportation de grumes ayant été induite. Des récoltes de bois record ont en particulier été conduites en République tchèque et en Allemagne. En France, le Département de la santé des forêts a annoncé au début de l’année un volume de 19 Mm³ de bois scolytés. « En conséquence, de 2017 à 2021, les prélèvements annuels de bois rond ont augmenté de 15 %, à un niveau insoutenable. La quantité de bois endommagée par les scolytes a culminé en 2019, diminuant de 5 % en 2020 et de 24 % en 2021. Le volume de bois endommagé devrait chuter de 10 à 20 % par an, revenant à des niveaux proches de la moyenne à long terme. D'ici 2025 », a résumé l’expert à propos de l’Europe centrale. Selon Håkan Ekström, l'augmentation de l'offre de bois a été absorbée par les scieries nationales (60 % environ du volume) et l'augmentation des exportations de grumes de sciage et de pâte à papier (40 % environ du volume). « Un approvisionnement supplémentaire en bois à des prix compétitifs a aidé l'industrie des scieries d'Europe centrale à se développer, tirant parti de la vigueur des marchés du bois d'œuvre en Europe et dans le monde en 2020-2021 », précise-t-il. « De plus, l'augmentation de la production de sciure et de copeaux de bois des scieries a permis une croissance de la production de granulés et de panneaux de bois. » Pour lui, les récoltes de bois ayant atteint leur point culminant, les exportateurs et les consommateurs de grumes devront s'adapter à un approvisionnement réduit en grumes de résineux dans les années à venir. La production de bois d'œuvre d'Europe centrale diminuera par rapport aux niveaux records actuels, et la région pourrait passer d'un statut d'exportateur net de grumes à celui d’un importateur net. « De plus, l'invasion de l'Ukraine par la Russie a entraîné des sanctions dans l'importation de pratiquement tous les produits forestiers de Russie et de Biélorussie vers l'Europe, qui comprenaient près 6 Mm³ de grumes et 9 Mm³ de bois d'œuvre résineux en 2021 ». Le spécialiste des marchés prévoit un impact de la réduction de l'approvisionnement en bois en Europe centrale et de la guerre en Ukraine sur la production de l'industrie européenne, les flux commerciaux et les prix des produits forestiers pendant de nombreuses années à venir. « Les scieries devront se concentrer à nouveau sur le rendement et les capacités de sciage de petit diamètre, les industries de la fibre devraient envisager d'autres espèces et sources de fibre de bois, et les propriétaires forestiers pourraient bénéficier d’une gestion forestière plus intensive. En outre, les marchés internationaux devront s'adapter à la réduction de l'offre d’exportations européennes de grumes de résineux et de bois d'œuvre. »
Cet analyste n’est pas le seul à prévoir ce trou de production, craint par tous les organismes professionnels du bois en Europe. Au vu de cet état de fait, il est légitime de se poser des questions : dans quelle ère entre la filière en France ? Comment la politique anticipe-t-elle ce manque de bois en vue ? Les évènements qui s’enchaînent depuis 2020 invitent en fait à élargir le cadre. Car, pour éloignées qu’elles puissent sembler de la filière bois, les questions géopolitiques la concernent au plus haut point, le bois étant à la fois source d’énergie utile aux niveaux global et local et de matériau utile au niveau local, sous sa forme brute. En ce moment, les deux usages sont promus à plein. Au niveau global et national, la recherche et développement battent son plein en matière de bioraffinerie (biocarburant de 2e génération et molécules plateforme pour la chimie) et de gazéification appliquées au bois. Au niveau national (3), une volonté de soutien au tissu industriel du sciage et du bois construction est affichée. Les deux promotions sont effectuées avec comme justification la neutralité carbone… Prétexte louable, mais en admettant que la question du pic grumier en Europe induira la nécessité d’arbitrages entre usages, ce que laisse entendre Håkan Ekström en prévoyant que « les industries de la fibre devraient envisager d'autres espèces et sources de fibre de bois », la prépondérance en matière de recherche et développement accordée aux bioénergies (par rapport aux bois massifs) est potentiellement antagoniste à la volonté de développer le tissu industriel bois massif. Une interprétation possible de l’existence de cet antagonisme (et de l’absence de discussion à son propos) est celle d’une régulation empirique sur le terrain d’intérêts divergents : un intérêt local et national, un intérêt global…
La grande époque du papier, qu’a accompagnée le FFN, a été la grande époque des cols blancs nationaux. Grâce au déploiement de ceux-ci, nous sommes entrés dans une autre, qui est celle des cols blancs internationaux (consultants, scientifiques, employés des organisations internationales telles le Forum économique mondial (Fem), des banques, des fonds d’investissement…), et leur action dans le pays ne s’exerce plus tant par le papier que via les réseaux numériques et les infrastructures associées : satellites, antennes… (On notera l’ironie du sort qui voulut que le dénommé typographe (4) porte le coup aux hagis ‒ plantations d’épicéas sur déprises agricoles à destination notamment papetière). Énergie et métaux rares sont ce dont ont besoin ces nouveaux cols blancs, afin de modéliser et contrôler à distance (quand le papier impliquait encore des relais de pouvoir de proximité…), ce qu’ils font pour le compte de l’empire américain globalisé, qui, après les accords de Bretton Wood (1944), puis la décorrélation du dollar par rapport à l’or (1971), a assujetti toute l’économie mondiale au dollar… tout du moins jusqu’à aujourd’hui. Quand leurs besoins sont d’énergie et de métaux rares, on peut s’interroger sur les objectifs qui seront ceux de ces cols blancs globaux vis-à-vis du bois à long terme, dépendants des objectifs géopolitiques dans lesquels ils s’insèrent. Concernant ces derniers, une perspective, décrite par le grand physicien canadien Denis Rancourt, est celle d’une guerre menée contre la Chine par l’Empire américain pour tenter de perpétuer la suprématie du dollar (le totalitarisme qui s’affirme des États occidentaux (5) ne traduisant rien d’autre selon lui que l’éternelle volonté de contrôle intérieur par un pouvoir lors de son entrée en guerre). Dans une telle perspective, la souveraineté nationale (qui maintiendrait une activité économique de bénéfice local) n’est pas de mise ; la satisfaction des besoins du tissu industriel bois national et son développement n’est pas la priorité. Une autre perspective est celle-ci : les cols blancs globaux ont comme mission de changer l’économie pour une économie environnementalement et socialement acceptable (et sans plus chercher la maîtrise économique de la partie du monde que l’empire américain a échoué à dominer, à savoir la Chine (et accessoirement la Russie)). Cette perspective est celle que décrivent les grandes instances internationales (objectifs de développement durables de l’ONU, rapports du Fem…), qui promeuvent pour le bois bioéconomie et économie du carbone.
Guerriers ou bisounours, à chacun de se faire son opinion sur ces nouveaux consultants, scientifiques, employés des organisations internationales… Cependant, qu’ils soient l’un ou l’autre ne change par grand-chose : ils sont des rouages du « soft power » et peuvent s’avérer dans les deux cas utiles à leur commanditaire. De fait, c’est vis-à-vis de celui-ci que la question prend tout son sens : guerrier ou bisounours ? (Il convient ici de ne pas omettre de se remémorer la guerre en Irak, en Lybie, en Syrie, etc.) Une troisième perspective serait celle d’un guerrier déguisé en bisounours (ou la schizophrénie, ce qui serait encore plus effrayant…).
Qui tirera les grumes du feu ? Cela se jouera-t-il vraiment au niveau de la régulation empirique sur le terrain précédemment évoquée… Un élément à prendre en considération est celui de la communication et de la temporalité. Fable ou réel désir des instances supranationales, l’économie décarbonée fait recette auprès des associations dites environnementalistes quand les forestiers de terrain font les frais de leur désaffection. Cherchez l’erreur… En fait, ces associations accordent pour certaines plus d’importance aux messages désincarnés des cols blancs globaux qu’à la réalité humaine de leurs concitoyens travailleurs du bois… Ce qui se passe est que les premiers bénéficient de l’échelle temporelle longue dans laquelle s’inscrit leur action : on les croit sur parole parce que leurs plans n’ont pas encore d’effets de terrain (les bioraffineries et unité de gazéification ne sont encore qu’à l’échelle pilote dans notre pays) … Cela risque de changer avec la pénurie énergétique et la déstabilisation du dollar… en plein pic grumier !
(1) Selon la sylviculture pratiquée, le sol peut s’épuiser, et la productivité décroître.
(2) Son rapport récemment publié « Focus - Central Europe Roundwood Markets - Softwood supply outlook » fournit des aperçus sur l'évolution de l'approvisionnement en bois d'Europe centrale jusqu'en 2030.
(3) Pour une analyse détaillée des propositions de politique forestière formulées dans le rapport final des Assises de la forêt, on pourra se reporter à l’article « Quelle politique forestière pour la prochaine mandature », par Yves Poss, à paraître dans La Forêt Privée n° 385 / 2022.
(4) Le petit scolyte de l’épicéa qui a profité de l’affaiblissement de ceux-ci à cause de trois étés de sécheresse (évènement exceptionnel, d’après un météorologue invité aux ateliers Regefor de l’Inra Nancy, à l’inverse des pics de chaleur, pour lesquels une tendance peut être décelée).
(5) S’étant traduit notamment dans les états d’urgence sanitaire et les lois qui en ont découlé.